École publique de Saint-Didier-sous-Riverie

Coopération et apprentissages

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Philippe Meirieu

De toute évidence, le terme coopération n’est pas un terme facile, c’est un concept valise qui fait partie de ces expressions véhiculées dans le discours pédagogique et qui peuvent recouvrir des idéologies extrêmement diverses.

Si l’on change de registre, et que l’on parle par exemple de la lutte contre l’échec scolaire, tout le monde est bien évidemment d’accord pour lutter contre l’échec scolaire ; mais si l’on essaie de voir dans quelle idéologie de référence on veut lutter contre l’échec scolaire, cela peut vouloir dire, par exemple, dans une société libérale bien gérée : on ne doit pas gaspiller le potentiel de talents et on doit permettre à chacun d’exprimer son potentiel de la manière la plus rapide, la plus efficace, au service de l’économie. Ce peut être aussi : le savoir empêche l’homme de devenir une marchandise, et cela représente aujourd’hui un rempart efficace contre la mondialisation. Ce peut être aussi : nul ne doit désespérer de quiconque est aimé de Dieu !

Il ne suffit pas d’employer une terminologie qui peut paraître consensuelle pour savoir dans quelle idéologie on se situe, pour savoir quels changements sociaux on anticipe, pour savoir dans quel esprit on travaille et quelle est la finalité implicite de ce que l’on fait.

On voit bien que des termes comme innovation, lutte contre l’échec scolaire, coopération à l’école, sont des termes qui sont trop consensuels pour être clairs sur les enjeux pédagogiques et politiques dont ils sont porteurs.

Pour réfléchir sur ces enjeux, il est bon de revenir sur quelques éléments d’histoire parce que l’histoire est toujours très éclairante, et nous verrons que dans l’histoire de la pédagogie que l’on appelle « active » et des méthodes qu’on appelle encore « nouvelles » - quoiqu’elles datent d’il y a plus d’un siècle maintenant - la même notion de coopération a été mobilisée dans des environnements et avec des finalités radicalement différentes.

On trouve chez certains théoriciens de l’École Active (Adolphe Ferrière par exemple), l’idée que la coopération est une bonne méthode parce qu’elle permet d’identifier le plus vite possible les futurs chefs et de ne pas gaspiller notre énergie avec des gens qui n’en valent pas la peine !

On trouve à peu près à la même époque, chez d’autres comme Célestin Freinet, qui d’ailleurs avait rencontré Ferrière à Montreux et qui a eu avec lui une discussion extrêmement houleuse, l’idée que la coopération, c’est l’anticipation d’une société plus égalitaire, à l’image de ce qu’on pouvait se représenter du socialisme parfait à l’époque.

On trouve chez Dewey et certains de ses disciples aux États-Unis, l’idée que le travail de groupe, la pédagogie coopérative, les méthodes actives sont, au fond, un moyen de faire émerger le plus vite possible les véritables élites. On trouve chez d’autres l’idée que le travail de groupe et la coopération sont un moyen de lutter contre des formes superficielles d’élitisme et de permettre à chacun de donner tout ce qu’il a en lui dans une perspective radicalement égalitaire .

On trouve chez certains l’idée de coopération comme un moyen de contenir les énergies d’enfants un peu trop turbulents dans une école qui doit rester très sage et on trouve chez d’autres l’idée que la coopération est un outil de subversion qui doit faire de l’école un lieu dans lequel on expérimente une révolution sociale, politique et culturelle.

Alors, la coopération est-elle une enclave pour maintenir les collégiens, les lycéens, les écoliers turbulents dans les normes d’une société et d’une école tranquilles ; ou bien sert-elle à subvertir les normes de cette société ?

Il nous faut donc pour cela essayer d’explorer la coopération et en repérer des stratifications successives. On peut en repérer trois :

1. Comment la coopération peut-elle s’interpréter ? Comme une simple activité collective, avec tout ce que cela a de positif, mais aussi avec toutes les difficultés pédagogiques que l’on a à gérer une activité collective ?

2. La coopération, au delà des activités collectives, est aussi un moyen de créer de l’interaction sociale.

3. L’interaction sociale peut être dépassée et créer une véritable alliance avec l’enfant, mais aussi entre les enfants, contre toutes les formes de fatalités et contre toutes les formes d’aliénation.

On peut se demander, donc, comment comprendre l’exigence coopérative - et pas seulement un semblant de coopération qui peut de temps en temps se substituer à cette exigence coopérative.

On partira dans un premier temps des activités collectives qui sont parfois confondues avec l’activité coopérative : quand les gens travaillent ensemble à une activité collective, on pense qu’ils coopèrent... Ce n’est pas si sûr !

Nous parlerons ensuite du côté social de la coopération.

Puis nous verrons l’alliance qui est la meilleure forme de lutte contre toutes formes d’adversité et de fatalité.

La première acception de la coopération, c’est l’activité collective. C’est la plus ancienne et la plus évidente : Dès 1899 , le pasteur Cecil Reddie, à Abbotsholme, près de Londres, crée la première New School. Il y accueille dans un premier temps ses propres enfants et quelques amis de ses propres enfants - une quinzaine d’enfants en tout. Il décide d’y abolir tout enseignement magistral. La situation est tout à fait révolutionnaire pour l’époque puisqu’il décide d’y supprimer les mathématiques : les enfants apprennent les mathématiques en tenant les comptes de l’école, en arpentant le terrain, en refaisant le cadastre local… On n’étudie pas non plus la langue anglaise, les enfants font un journal, utilisent la correspondance scolaire. On n’étudie pas plus la géologie ou la biologie mais on fait un petit musée. On n’étudiera pas l’histoire mais on fera une série de conférences où les enfants, par le biais d’un travail documentaire, expliqueront ce qu’ils savent ou ont découvert de l’histoire de leur pays aux élèves de l’école et aux habitants du village. C’est une école sans classes, sans cours, sans enseignement, mais une école centrée sur l’apprentissage, par les élèves, de leurs propres savoirs. Cette école va avoir beaucoup de succès pour une raison conjoncturelle, parce qu’un français, Demolins, va rencontrer Cecil Reddie - qui est un personnage tout à fait étonnant, extravagant, qui porte un grand chapeau - dans un pub, un soir. Et, séduit par le récit que lui fait le pasteur, quand il rentre en France, il publie un livre qui va donner lieu à une multitude d’expériences pédagogiques, va amener la création de la première école nouvelle française, l’école Desroche, et va favoriser la création de multiples mouvements pédagogiques. Le titre de ce livre, qui fait pénétrer dans la pensée française les thèses d’une éducation nouvelle, n’est pas dénué d’ambiguïté puisqu’il est : « À quoi tient la supériorité commerciale des Anglo-Saxons ? »

Cecil Reddie a convaincu Demolins qu’il fallait libérer l’initiative individuelle des enfants pour qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes, dans une société libérée de ses entraves. Au moment où la New School arrive en France, ce n’est donc pas au nom d’une idéologie qui se veut de gauche, ni une idéologie socialiste mais plutôt au nom d’une idéologie qui se revendique clairement libérale.

La notion d’activité collective, de pédagogie active, est donc marquée du départ par une ambiguïté fondamentale. Adhèrent à ce courant pédagogique ceux et celles qui, avec Demolins, sont dans une perspective ultra-libérale et d’autres qui voient là un moyen de subvertir l’ordre traditionnel de l’école et qui sont proches des anarchistes, comme Paul Robin, anarchiste célèbre exilé, contemporain de Jules Ferry, qui avait rencontré Ferdinand Buisson au cours de son exil et l’avait convaincu de le nommer à une place importante dès que la république serait restaurée et que l’instruction publique serait installée en France. Les successeurs de Robin - ces anarchistes qui vont militer pour la mixité dans les activités - vont aussi se reconnaître dans les thèses de l’École Active, thèses issues de la New School de Cecil Reddie.

L’activité collective, promue en pédagogie systématique, semble réunir dans une sorte de consensus étrange ceux qui y voit le biais d’une transformation sociale extrêmement libérale et d’autres qui y voient un levier de transformations sociales extrêmement libertaires. On pourrait y voir une alliance des libéraux et des libertaires, sauf que ceux-ci vont "s’entretuer" dans des débats dont tout le début du vingtième siècle témoigne à de très nombreuses reprises : des congrès qui n’en finissent plus et qui réunissent des centaines, voire des milliers d’éducateurs adeptes des méthodes nouvelles, comme par exemple le congrès de Calais, où Ferrière, le Suisse, Neill - Libres enfants de Summerhill - et Freinet, alors militant du parti communiste, se sont rencontrés et empoignés dans des conditions ahurissantes autour des enjeux de l’Éducation Nouvelle : quelle société prépare-t-elle ?

Mettre des enfants à travailler ensemble, cela peut vouloir dire, en effet, mettre de la finalisation à leur travail, les aider à voir le sens des obstacles qu’ils vont rencontrer, et donc des savoirs qu’ils vont acquérir ; mais c’est aussi peut-être aller vers une spécialisation prématurée qui amène à aller vers ce qu’on sait déjà faire, cette tentation est toujours présente dans un projet collectif qui nous mobilise et dont nous voulons la réussite. L’apprentissage est toujours une solution très coûteuse : la plus longue, la plus compliquée… Le plus simple, c’est de ne pas avoir à apprendre et de se tourner vers quelqu’un qui sait déjà pour réussir plus vite, mieux et à coup sûr.

Si vous mettez cinq ou six élèves de sixième sur un panneau à réaliser pour présenter l’Afrique, par exemple, vous pouvez être sûr de ce qui va se passer : celui qui connaît le dessin va dessiner, celui qui est fort en orthographe écrira le texte et/ou corrigera les fautes, celui qui a des images chez lui rapportera les images, et celui qui ne sait rien faire ne fera rien ! Et non seulement il sera content de ne rien faire, mais les autres aussi seront contents qu’il ne fasse rien, parce que ceci est une garantie de la qualité du produit fini ! Et ceci est naturel. Dans une société organisée comme la nôtre aujourd’hui, la technique est là pour nous éviter toute une série d’apprentissages : par exemple, quand on voulait faire une photo nette voici une vingtaine ou une trentaine d’années, il fallait connaître un minimum d’optique, calculer la profondeur du champ et l’ouverture du diaphragme ; aujourd’hui, on ne s’en soucie plus, la technique le fait à notre place et nous amène au meilleur résultat sans avoir la nécessité de passer par des apprentissages longs et fastidieux.

L’apprentissage est une perte de temps, d’efficacité, et dans un travail collectif, ce n’est absolument pas la garantie que ce qu’on fait ensemble est réussi .

Quand on veut mobiliser, par exemple par une pièce de théâtre, la tentation de l’enseignant, ce n’est évidemment pas de donner le premier rôle au bègue ; ce rôle est pour celui qui sait bien parler parce qu’on s’inscrit dans une division du travail qui utilise des compétences qui existent déjà. Et cela va bien réussir : l’apprentissage retarderait la production.

L’activité collective en elle-même ne garantit pas la coopération. La réussite de l’activité collective ne garantit pas la coopération, ni l’apprentissage. Elle est même génératrice d’exclusion, d’une exclusion consentie : celui qui ne sait rien faire consent à ne rien faire et on va le payer par l’identification au résultat pour compenser sa frustration à la participation. Et on peut ainsi s’acheminer vers des situations complètement caricaturales, par exemple pour les fêtes d’écoles… Ce phénomène est consubstantiel de l’activité productive elle-même. À partir du moment où on a un projet, on veut que ce projet réussisse, et c’est le meilleur moyen pour empêcher d’apprendre et décourager ceux qui réfléchissent et se demandent comment il faut faire, parce qu’on cherche à aller le plus vite possible à l’essentiel : les élèves là-dessus ne sont pas coupables, même lorsqu’ils recopient leur devoir de mathématiques sur un copain, parce qu’ils font quelque chose de très naturel : il est beaucoup plus efficace d’aller voir quelqu’un de compétent plutôt que d’acquérir de la compétence. C’est plus efficace, plus rapide et c’est plus sûr !

Sauf qu’à l’école, la spécificité, c’est d’apprendre.

L’école s’est construite sur trois principes :

- l’obligation d’apprentissage, qui est incontournable ;

- la progressivité des apprentissages, qui va du plus simple au plus compliqué ;

- l’exhaustivité, c’est-à-dire qu’on a à apprendre pas seulement les matières vers lesquelles on est spontanément attiré.

L’école se construit parce que la pédagogie de projet, qui lui est antérieure, ne garantit ni l’obligation, ni la progressivité, ni l’exhaustivité. On construit l’école sur ces principes de la didactique de Comenius et en même temps on dévitalise le savoir. On va vers une formalisation. À peine les encyclopédistes ont-ils conquis le terrain scolaire que se lèvent les tenants des méthodes actives, pour revenir à des formes d’activités collectives comme fondement même de l’institution scolaire.

Et c’est là qu’un homme comme Freinet va être pertinent dans son jugement : il va intégrer les deux exigences. Il est à la fois soucieux de la démocratisation de l’accès aux savoirs, mais aussi, de finalisation - permettre à chacun d’aller aux savoirs qui vont lui permettre de grandir et de s’émanciper. Au début, il tâtonne - ses premiers journaux en témoignent. Il explique ses premières difficultés avec l’imprimerie, par exemple à cause de cette petite fille qui ne sait rien faire dans la classe parce qu’elle ne connaît pas l’orthographe, parce qu’elle n’a pas d’imagination… et que l’on met à ranger les caractères d’imprimerie dans les casses. Mais même ça, elle ne sait pas le faire, elle mélange les caractères d’imprimerie et met de l’encre partout dans la classe…Les enfants alors réunissent un conseil , et ce qui vient spontanément à l’esprit des élèves, c’est que, puisqu’elle ne sait rien faire, qu’elle ne fasse pas ! Freinet comprend alors que si on va trop du côté du projet, de l’activité, et insuffisamment du côté de la formation individuelle, on va s’éloigner du projet de démocratisation de l’accès aux savoirs ; et c’est à ce moment là qu’il introduit le système des brevets, pour ne pas passer à coté des incontournables, système qu’il développera ensuite par des outils pour l’individualisation du travail .

Freinet n’est pas un théoricien. Si on veut le comprendre, il faut le lire à travers les tensions et les contradictions qui le traversent : finalisation - aller vers une activité mobilisatrice - formalisation - garantir les acquis de l’école de la république.

Si on lit les écrits de Freinet, puis ceux de sa femme, Élise Freinet, on s’aperçoit que, pour lui, la pratique pédagogique entre ces deux aspects - finalisation / formalisation - est un problème de réglage. C’est l’attitude qui consiste à introduire assez de finalisation pour intéresser les élèves et pour introduire assez de formalisation (travail individuel évalué) au moment opportun, pour garantir les apprentissages. Si l’on va trop vers la formalisation, cela va introduire la scolastique ! Il faut établir un équilibre : c’est une question de jugement, de discernement, de tact.

Ce qui s’est passé en pédagogie après Freinet n’a fait que formaliser cette tension- là. On pourrait analyser la pédagogie par alternance, la pédagogie des situations-problèmes : on verrait alors que ce n’est qu’une manière de compacter les deux problématiques finalisation / formalisation - l’obstacle est programmé dans le projet pour qu’à l’occasion de la découverte de l’obstacle, on fasse une découverte sur le sujet, et qu’on soit obligé de faire un apprentissage particulier.

Certains sociologues, comme Guy Vincent, pointent ce sujet quand ils analysent d’un côté la forme scolaire et de l’autre côté le désir d’apprendre qui, par définition, est incompatible avec la forme scolaire. Il y a des logiques qui ne sont pas forcément compatibles et le défi pédagogique est de trouver comment faire vivre ensemble, dans un même lieu et avec les mêmes personnes, le désir d’apprendre et la forme scolaire .

Le premier niveau de la coopération, c’est le moment où l’on ne se contente pas de décréter l’activité collective, qui n’est pas garante de la coopération, mais où il faut aller plus loin pour être sûr que chacun et tous progressent en même temps : il y a interaction sociale - que le maître doit garantir.

L’interaction sociale, ce n’est pas seulement quand les gens s’agitent ensemble , c’est quand quelque chose est en train de se passer entre les gens, mais aussi à l’intérieur de chacun d’eux. Il y a interaction sociale quand l’interpersonnel devient intra-personnel. Le point de vue d’autrui interagit avec le mien et de cette interaction naît quelque chose qui me fait progresser, qui me permet d’être plus intelligent .

J’étais auxiliaire de Lettres et je ne savais pas que l’inspecteur allait venir dans ma classe. Le sujet était des plus classiques : l’imparfait et le passé simple dans les temps du récit. J’avais fait mon cours, et à la fin du cours, l’inspecteur m’avait fait venir dans le bureau du principal et il avait commencé en disant : « Tout n’est pas franchement mauvais dans ce que vous faites ! »

C’est une phrase qui déjà met en confiance !

« Vous savez… Je vais vous expliquer comment j’aurais fait si j’avais fait le cours à votre place. » Et l’inspecteur a expliqué ce qu’il aurait fait.

On a tous, à un moment ou à un autre, reçu des conseils - d’un ami, d’un collègue, d’un directeur… Il y a plusieurs façons de réagir.

Qu’est-ce que c’est que celui-là , de quel droit… Il ne m’aime pas… Donc de toute façon, ce qu’il dit, je n’en tiendrai pas compte. Il n’y a pas d’interaction, on est même dans la récusation : l’autre n’a pas légitimité à me donner un conseil.

Une autre réaction pourrait être : « Bien sûr ! monsieur l’inspecteur, je vais faire exactement ce que vous m’avez dit… » Il n’y a pas, là non plus, interaction. On est dans une situation d’adulation qui consiste à se soumettre au point de vue de l’autre.

Une troisième possibilité aurait été de dire : « C’est très intéressant, ce que vous me dîtes, la prochaine fois que vous viendrez, je ferai comme cela… mais en attendant, je vais continuer à faire comme je faisais précédemment. » C’est une situation que nous avons tous utilisée, mélange d’acceptation et de récusation : il n’y a pas plus d’interaction sociale.

Pour qu’il y ait interaction sociale, il faut qu’il y ait, dans ce cas précis, prise en compte des remarques, réflexion sur sa pratique et essai d’amélioration en prenant en compte tous ces paramètres - on est alors dans : « Je vous écoute, je travaille avec vous. » L’interpersonnel devient de l’intra personnel.

Pour accepter un conseil de quelqu’un - interaction sociale - il faut se reconnaître à la fois identique - avoir les mêmes problèmes - et différent - lui reconnaître une légitimité, une compétence, que nous n’avons pas. Il faut que cette personne nous apparaisse pair et expert. Un pair qui n’est pas un expert n’a rien à me dire. Un expert qui n’est pas un pair, je n’ai pas envie de l’écouter, parce que je doute de sa compétence à comprendre mes problèmes !

Ce qui est au cœur de la coopération, c’est donc que chaque enfant reconnaisse l’autre comme un pair et un expert. Pour qu’il y ait de la vraie coopération, il faut que chaque enfant, dans la classe, soit à l’égard de l’autre dans une relation qui fait que l’autre est un pair - égal de moi - et un expert - qu’il ait quelque chose à m’apprendre que je ne sache pas.

Pour qu’il y ait coopération, il faut qu’il y ait activité collective et interaction sociale.

Il faut qu’il y ait parité et que dans cette parité, il y ait des experts. Et il faut que chacun puisse être, quelque part, expert de quelque chose, pas forcément pour tout le temps , mais expert pour un temps, de telle sorte que je puisse travailler avec lui. Et là va s’établir la coopération. Dans le groupe, il y aura alors rotation des tâches - confer Makarenko : dans l’armée, tout le monde est à la fois simple soldat et général, et participe à toutes les tâches : cartographie, corvée de bois, cuisine…Freinet avait bien compris la nécessité de cette rotation des tâches pour permettre à chacun de fonctionner dans une logique où il y a parité, complémentarité, et où l’écoute est instituée .

La coopération et ses enjeux.

Dans l’exemple du judo, sur le tatami, tout le monde est pair -  judoka - mais il y a des experts, dont l’expertise est de savoir ce qu’on peut attendre de chacun des hommes et d’aider à progresser. Fernand Oury, dans sa classe, s’est inspiré de ce modèle et a introduit l’idée des ceintures de judo en pédagogie, comme outil, avec derrière l’idée que coopérer, c’est mettre en place des activités collectives avec une interaction sociale ; mais aussi, permettre à chacun de s’exhausser au dessus des forces de fatalité.

Fatalité de sa propre image.

S’il pense qu’il est cancre, s’arracher à sa propre image, pour l’enfant, ce n’est pas simple : il doit cependant se poser comme différent et passer au dessus de la représentation du : « Je n’y arriverai pas... Je ne suis pas capable... Je ne suis pas fait pour cela... » Prendre le risque de faire quelque chose qu’on ne sait pas faire, pour apprendre à le faire, c’est sortir de la fatalité. Exemples : accepter de prendre la parole en groupe alors qu’on ne l’a jamais fait... Accepter de s’essayer aux mathématiques... Accepter de rentrer dans la poésie...

Fatalité du soi, du nous, du groupe qui nous enferme.

Dans une classe, une professeure avait fait un travail sur la poésie de très longue haleine - lire des poèmes, écrire des textes… - avec des "lascars" pour lesquels la poésie n’était pas leur quotidien. Et elle était arrivée à convaincre un élève de lire le texte qu’il avait produit devant toute la classe. Cet élève se lève, et il allait lire son texte, quand une voix , du fond de la classe, anonyme, dit : « La poésie, c’est pour les pédés ! »

Ça, c’est difficile à assumer : on se rassoit immédiatement, parce qu’on est emprisonné par des images.

C’est un vrai problème : celui d’échapper à une image que l’on vous colle, et d’ accepter d’être autre.

Fatalité de l’appartenance.

Qui sont ces jeunes qui sont dans la violence ? Ils sont comme Héraclès et cachent leurs difficultés intérieures dans la peau du lion de Némée, se réfugiant derrière une carapace virile, exhibant leurs muscles et leur force, parce c’est trop dur pour eux de montrer cette fragilité qui est là, au milieu. Entrer dans la poésie, c’est un peu ouvrir la carapace et accepter de dire qu’on est un peu fragile, comme les autres hommes ; accepter de dire qu’ il nous arrive d’aimer et de détester à la fois les mêmes personnes. C’est très difficile d’accepter cela pour un enfant qui a toujours été habitué à cacher sa propre image parce que les règles du groupe, la bande, le gang l’interdisent. La bande fonctionne comme obligation d’appartenance, et si un jeune s’éloigne du groupe, on va lui faire payer très cher, lors de son retour, cette escapade. Il y a des formes d’enfermement groupaux ; c’est ce que les psychologues appellent la pression à la norme. Ceci est l’inverse de la coopération !

La coopération, c’est quand il y a une adhésion entre les gens qui se respectent, y compris dans leur capacité à sortir du groupe et à pouvoir y ré entrer, avec leurs différences, sans obligation d’être identiques, quelle que soit l’image qui nous colle à la peau.

Fatalité du rapport de forces.

C‘est, de toute façon, celui qui est le plus fort, qui crie le plus fort, qui tape le plus fort… qui a raison ; et c’est très difficile de sortir de ce schéma.

La véritable coopération ne peut être fondée que sur un refus de ces quatre fatalités :

- fatalité de l’image ;

- fatalité du groupe qui exerce son emprise, avec toutes les formes de sectes possibles ;

- fatalité d’appartenance, de la loi qui dit de ne sortir jamais ;

- fatalité du rapport de force

et elle ne se construit que contre ces fatalités-là .

Pour sortir de ces fatalités, il faut une alliance. L’enfant ne peut échapper à cela que si, dans cet engluement, il sent quelqu’un qui fait alliance avec lui. Donc, pour qu’il y ait une pédagogie coopérative, il faut un adulte qui fasse alliance, en temps qu’adulte, avec lui, contre toutes les formes de fatalités et d’adversité.

Dans une pédagogie coopérative, l’adulte a besoin d’être plus fort que jamais parce que dans une pédagogie coopérative, les gens ne cessent d’accéder à des choses nouvelles, rentrent dans des nouveaux savoirs. Il faut donc qu’ils aient un adulte qui fasse alliance avec eux, contre toutes ces formes d’engluement et de fatalité. L’idée d’une pédagogie coopérative qui serait une pédagogie du renoncement de l’adulte est une idée complètement fausse, et il n’y a que ceux qui n’ont rien compris à ce qu’est une pédagogie coopérative qui peuvent prétendre cela.

Pour qu’il y ait échappatoire à la fatalité , il faut qu’il y ait une alliance claire de l’adulte qui aide à grandir, à anticiper ce que vous n’êtes pas encore, pour le devenir - libre, savant...

Je suis allé, un jour, dans la classe de Fernand Oury, et ce jour-là, un élève passait une ceinture marron de comportement. C’était un élève déstructuré, cassé, qui jetait le trouble dans la classe… Au bout de deux ans, il passait une ceinture marron de comportement. C’était, dans la classe, une effervescence exceptionnelle parce que tous les élèves et le maître faisaient alliance avec cet élève et tout le monde voulait qu’il réussisse ; et pourtant c’était très dur pour lui…

Il y avait trois épreuves : la première consistait à aller chercher une bassine d’eau remplie à ras bord de l’autre côté de l’école et à la rapporter dans la classe, sans faire tomber une goutte d’eau, pour faire ensuite de petites expériences de vases communicants ; la deuxième épreuve consistait à organiser, à préparer et à surveiller une séance de travail individuel de grammaire ; et la troisième consistait à arbitrer un match à caractère sportif, dans la cour de récréation. Le maître et les autres enfants étaient là, non pas pour attendre que l’enfant trébuche, pas pour lui tendre un piège… mais tous voulaient qu’il réussisse ; il y avait une alliance extraordinaire, afin que cet enfant puisse accéder à un niveau qui lui permettrait d’avoir à la fois des droits et des devoirs. Parce que, quand on est ceinture marron de comportement, on peut par exemple rester tout seul, le soir, sans l’instituteur et sans surveillance, ce qu’on ne peut pas faire si on est seulement ceinture jaune. On est dans une logique où l’évaluation n’est pas une évaluation qui fait trébucher, mais une évaluation qui élève.

Alors, quels changements sociaux dans la pédagogie coopérative ? C’est une pédagogie qui élève, au sens étymologique du terme, chacun, pas au détriment d’autrui, mais en faisant alliance avec lui. C’est une pédagogie qui autorise, au sens premier, c’est-à-dire qui rend chacun auteur, où chacun peut se lancer des défis, a un avenir possible, et peut compter sur l’alliance des autres pour l’aider à grandir, à réussir, à apprendre .

Il ne suffit pas de brandir "coopération", cela demande une formation, une vraie réflexion et un véritable accompagnement. Ça ne se décrète pas, ça se construit, ça s’accompagne. Il faut des outils et une véritable professionnalité. Il faut des valeurs qui soient installées au cœur du travail et en particulier cette valeur de reconnaître un sujet à qui on accorde le droit d’être sujet de sa propre vie.

Philippe Meirieu

 

Cette conférence a été prononcée au Salon des Apprentissages Coopératifs, au centre culturel de Villeurbanne, le mardi 13 novembre 2001.

Ce salon était organisé par le GLEM (Groupe Lyonnais de l'Ecole Moderne).

Le texte a été retranscris par J. Neveux à partir d'un enregistrement et nous a été obligeamment transmis par le GLEM.

 

 

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jeudi 03 avril 2003