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École publique de Saint-Didier-sous-Riverie |
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La crise des relations adultes - jeunes La flambée des incivilités et des violences constatées chez des adolescents de plus en plus jeunes s'explique par les transformations de la société adulte. Si nous ne savons plus venir en aide aux adolescents en difficulté, il serait temps de nous demander pourquoi. Et de nous interroger sur l'opportunité, peut-être, de prendre des mesures radicales. |
Voici
de larges extraits d'une interview publiée dans le numéro 360 de la
revue scientifique "La Recherche" (janvier 2003) sous le titre « Abaisser
la majorité à 15 ans ». |
Psychiatre des hôpitaux,
psychanalyste, Patrice Huerre dirige une clinique spécialisée pour
lycéens et étudiants, la clinique médico-universitaire Georges Heuyer,
à Paris. Il a récemment publié Ni anges, ni sauvages. Les jeunes et
la violence, Anne Carrière, 2002.
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LA RECHERCHE : Contrairement à ce que tout le monde croit spontanément, et à ce qu'on peut lire dans les encyclopédies, vous soutenez que l'adolescence est une invention relativement récente de l'humanité. Peut-on dater son apparition, et à quoi est-elle due ? PATRICE HUERRE : Philippe Ariès avait déjà souligné que jusqu'à la Révolution française la notion d'enfance est elle-même relativement absente des représentations. La notion d'adolescence, elle, apparaît vers le milieu du XIX e siècle. C'est-à-dire avec l'essor de l'ère industrielle, dans tous les pays concernés par cette révolution. Pourquoi ? Pourquoi vouloir désigner spécialement ce groupe d'âge particulier au décours de la puberté ? De multiples facteurs sont à l'oeuvre : les progrès de la médecine, qui accroissent l'espérance de vie à la naissance, les transformations sociales, liées à l'industrialisation et à l'urbanisation avec l'exode rural et les migrations, et aussi l'intérêt pour toutes les questions qui tournent autour de la formation de l'enfance, de l'apprentissage, du travail des jeunes. En France, une loi de 1841 limite le travail des enfants n'ayant pas atteint la majorité. [...]Ce que je conteste, c'est cette appellation d'« adolescence », qui englobe un groupe d'âge de plus en plus flou, de plus en plus large, et qui occupe le terrain perdu en termes de repères, de rites de passage, de balisage social. Ce flou que vous évoquez est-il lié à une modification de l'âge de la puberté ? PATRICE HUERRE : Non, c'est un mythe. Il trouve son origine dans la première étude épidémiologique réalisée sur ce sujet en Norvège, à la fin du XIX e siècle. Elle plaçait l'âge de la puberté vers 17 ans en moyenne chez le garçon et 14 ans chez la fille. Comme les études suivantes ont placé l'âge plus bas, on a conclu à un abaissement. Mais l'enquête historique montre que l'âge de la puberté n'a pas changé depuis l'Antiquité. À Rome, puis chez les Burgondes, les Francs, et à l'époque de Charlemagne, la majorité civile est accordée à la puberté, vers 15 ou 14 ans, voire 13 ans et demi. L'âge de la puberté est une constante biologique : aux environs de 14 ans chez le garçon et 12 ans et demi chez la jeune fille.Vous citez cette phrase extraordinaire de Durkheim dans Le Suicide (1897) : « L'appétit sexuel de l'adolescent le porte à la violence, à la brutalité, voire au sadisme. Il a le goût du sang et du viol. » Autrement dit, voici plus d'un siècle qu'adolescence rime déjà avec violence. Comment l'expliquer ? PATRICE HUERRE : Durkheim écrivait au début de ce qu'on appela plus tard la Belle Époque, période où l'on n'avait pas connu la guerre depuis longtemps et où dominaient les valeurs liées à l'amélioration du bien-être. Cette période ressemble un peu à celle que nous vivons aujourd'hui. C'est typiquement dans ces périodes de tranquillité relative que le groupe adulte a du mal à supporter le groupe adolescent, le groupe juvénile. Dans les périodes guerrières ou révolutionnaires, au contraire, on en a besoin comme chair à canon et sur les barricades et on le porte aux nues. Il y a là une dialectique très ancienne. Chaque fois que le groupe adulte se sent tranquille, il perçoit comme menaçant le groupe rival qu'est le groupe d'âge suivant, il cherche les moyens de se défendre contre lui et le stigmatise. De son côté, le groupe juvénile flaire très bien cette inquiétude et cette fragilité du groupe adulte et a tendance à réagir en adaptant ses comportements aux représentations craintives des adultes. Du coup, le groupe adulte se trouve conforté dans ses idées sur le groupe juvénile, et la boucle est bouclée. C'est bien une situation de ce genre que nous connaissons. Pourtant, notre société n'a plus grand-chose à voir avec celle de la Belle Époque. Vous dites vous-même que nous sommes entrés dans un monde nouveau, où les outils en usage évoluent à un rythme sans précédent. Vous notez que, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, on voit les plus jeunes transmettre des savoir-faire aux anciens. Comment concilier cette nouveauté sociale radicale et la permanence des comportements ? PATRICE HUERRE : C'est que le temps humain des générations reste le même. On pourrait plutôt s'étonner que ces nouveautés sociales aient un tel impact. Le fait que les enfants enseignent les nouvelles technologies à leurs parents, voire à leurs enseignants, conduit beaucoup d'adultes à remettre en question, par contagion, l'ensemble de leurs compétences d'adultes. Ils finissent par se demander s'ils ont une légitimité à transmettre leur expérience et leur histoire, les savoir-faire, savoir-être et savoir-vivre qui sont les leurs, ou ont été ceux de leurs propres parents. Nous le voyons dans notre pratique quotidienne en psychiatrie. Nous sommes obligés d'expliquer à des parents, à des éducateurs : « Ce n'est pas parce que vous ne savez pas utiliser un ordinateur que vous n'avez rien à transmettre à la génération suivante ! » Qu'elle soit ou non formulée, la demande de transmission des jeunes au décours de la puberté est aussi forte qu'à toute autre époque. Il y a là un vrai malentendu. L'accroissement des troubles de conduite des adolescents au cours des vingt dernières années dans les pays riches est-il un fait avéré ? PATRICE HUERRE : Cela ne fait guère de doute. Les études statistiques rejoignent les constatations des professionnels. On observe à la fois un rajeunissement et une augmentation des troubles des conduites. Je veux parler non seulement des violences à l'égard d'autrui, mais des tentatives de suicide, des fugues, de l'absentéisme scolaire, des auto-mutilations, des conduites à risque débouchant sur des accidents. [...] Dans quelle mesure les incivilités dont se rendent responsables beaucoup d'adolescents sont-elles caractéristiques de ce groupe d'âge ? PATRICE HUERRE : Dans une faible mesure, en réalité. On oublie que l'adolescent est un ancien petit enfant et que son comportement verbal, les incivilités de groupe, les injures, les insultes qui fleurissent et défrayent aujourd'hui la chronique dans les collèges prolongent le jeu infantile des gros mots, « caca-boudin », « pipi-caca » et compagnie. Ce jeu n'a pas été vraiment dépassé et revient sur le devant de la scène à un moment où l'adolescent est à la fois en difficulté avec lui-même et en manque de repères. Il est tenté de régresser et d'emprunter à ses expériences précoces pour son nouveau jeu relationnel. On oublie de même que les pulsions agressives et les pulsions sexuelles ont déjà existé sous d'autres formes dans la prime enfance. Il n'y a qu'à observer une crèche ou une cour d'école maternelle pour constater que l'agressivité existe. Ce ne sont pas des âges angéliques. On se tire les cheveux, on se mord, on s'explore le corps. D'une certaine manière, l'adolescent refait un tour de piste des comportements qu'il a connus enfant. On oublie enfin, et c'est plus grave, que les adolescents empruntent beaucoup au monde des adultes. Monde où l'incivilité s'affiche. Tel père de famille est inquiet parce que son fils va pouvoir conduire un scooter tout seul, il lui dit : « Sois prudent, c'est très dangereux » - ce qui est vrai -, mais voilà des années que son enfant, à l'arrière de la voiture, le voit conduire n'importe comment et injurier les autres automobilistes. Les parents ne savent donc plus transmettre leur savoir et donnent le mauvais exemple. Y a-t-il en cela vraiment quelque chose de nouveau ? PATRICE HUERRE : Ce qui me paraît nouveau, c'est que non seulement les parents, mais les adultes en général, semblent impuissants à indiquer les voies de canalisation et de transformation des pulsions agressives et sexuelles qui caractérisent la puberté. Ces pulsions ne sont pas plus fortes aujourd'hui qu'hier, mais la société ne sait plus comment s'y prendre pour aider les jeunes à les gérer. À la Belle Époque, la société adulte ne s'était pas contentée, comme aujourd'hui, de vilipender les jeunes, elle avait imaginé des réponses institutionnelles, comme le scoutisme, les Jeunesses socialistes, le Mouvement des jeunes agriculteurs, les Jeunesses musicales de France... On ne voit rien de tel actuellement. À vous lire, on a presque le sentiment que vous appelez de vos voeux une sorte de retour à des normes en usage dans les sociétés primitives... PATRICE HUERRE : Je veux seulement insister sur le fait que notre société ne propose plus d'équivalent aux épreuves de passage, aux rites de valeur initiatique qui structuraient les sociétés d'autrefois. Nous n'avons même plus le service militaire ! Je pense que bon nombre des conduites déviantes, dangereuses pour les adolescents et pour leur entourage, peuvent être interprétées comme la recherche de substituts aux épreuves initiatiques que les adultes ont cessé de leur imposer. Ce sont en quelque sorte des équivalents auto-initiatiques, que les adolescents s'inventent parce que les adultes ne savent plus leur expliquer comment on fait pour devenir un adulte. Dépourvus de mode d'emploi, les jeunes s'en forgent eux-mêmes, bien souvent dans la transgression ou le passage à la limite. Comment expliquer que notre société ne sache plus, selon vous, venir en aide aux adolescents ? PATRICE HUERRE : Je pense que les troubles de conduite des adolescents reflètent des troubles de conduite de la société adulte. Laquelle a aujourd'hui beaucoup de traits... de l'adolescence. Il en va ainsi du rapport au temps. L'information du jour chasse celle de la veille, si abominable fût-elle. C'est très adolescent. Or, pour grandir on a besoin de se référer au temps long du passé, afin de pouvoir se projeter dans le futur. Pour les jeunes, la primauté donnée à l'immédiat par la société adulte crée une difficulté. D'autre part, notre société évolue vite, elle est un peu comme un corps en début de puberté. Face à la rapidité du changement, elle s'accroche aux branches. D'où la tentation de se replier vers le petit groupe, le village, la communauté, la famille. La société adulte vit une peur de l'ouverture au monde qui rappelle celle de l'adolescent quand il se réfugie dans son petit groupe de copains ou dans sa chambre avec sa musique. Notre société a aussi de plus en plus de difficulté à accepter le conflit, la conflictualité. Le conflit la fascine mais lui fait peur ; elle le regarde avidement mais de l'extérieur, ou bien le met en scène. Nous vivons tellement dans l'éloge du consensus que nous finissons par craindre la rencontre conflictuelle avec l'adolescent, qui pourtant a besoin de prendre appui sur des modèles de règlement de conflits enracinés sur la scène sociale ou familiale. C'est pour lui un gros problème, car moins on lui indiquera comment être en opposition sans pour autant se faire la guerre, moins il sera armé pour gérer ses propres conflits intérieurs. Notre société est-elle si différente de celle des années soixante-dix, par exemple ? PATRICE HUERRE : Oui, parce qu'en gros, jusqu'à la fin des années soixante, le parent d'adolescent était imprégné d'un modèle éducatif dont il avait hérité. Il pouvait éventuellement le récuser, mais au moins il avait un modèle en tête. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, où l'on nous dit que c'est à chacun d'inventer son modèle. Liberté nouvelle formidable, sauf pour les parents qui ne sont pas armés pour l'assumer. À ceux-là, cette liberté donne le vertige, et ce vertige les laisse les bras ballants. Voilà une grande nouveauté : il n'y a plus de modèle éducatif. On entend dire souvent : les parents sont démissionnaires, ils baissent les bras. Mais non, ce n'est pas vrai du tout. Dans leur immense majorité, les parents ayant un enfant en difficulté veulent bien faire mais ne savent plus comment bien faire. Même quand ils ont un modèle éducatif en tête, ils n'osent plus s'appuyer dessus. Tant notre société privilégie l'idée que chacun doit construire son destin. Et quand il s'agit de parents immigrés, cela risque de devenir particulièrement dramatique : car ils n'osent même plus se référer à leur passé. Tous ces parents qui hésitent à s'appuyer sur un modèle, qui n'osent pas s'opposer à leur enfant, qui ne savent même plus s'ils ont le droit de dire « Rentre tôt à la maison », ce ne sont pas des parents démissionnaires, ce sont des parents en désarroi. Catastrophe pour l'adolescent, qui est lui-même en désarroi et aurait au contraire besoin de figures adultes fiables et sécurisantes. À combien estimez-vous la proportion d'adolescents qui sont réellement en difficulté ? PATRICE HUERRE : Sans doute pas plus de 5 %. Mais le mal-être social que je décris déborde largement ces 5 %. On le voit au rajeunissement des acteurs de violences. Plus de 30 % des violences sexuelles à l'école sont le fait de moins de 13 ans. On le voit à l'augmentation quantitative des comportements transgressifs, des petites violences. On le voit aussi au fait que les filles sont de plus en plus souvent impliquées. Que pensez-vous du débat sur violence et télévision ? PATRICE HUERRE : Les images de violence à la télévision ont un impact d'autant plus fort que l'adolescent est fragilisé. Il est d'autant plus fragilisé que les relations intra familiales sont elles-mêmes fragilisées, que l'inscription de la famille dans une communauté de référence - culturelle, sociale - n'est pas solidement établie, et, d'une manière générale, que la transmission de l'histoire familiale est défaillante. La tentation du négatif est beaucoup plus grande quand on ne sait pas qui on est. Plus on se sent en insécurité intérieure, plus on peut être tenté de renverser la vapeur en étant soi-même source d'insécurité pour les autres. Source d'insécurité pour les autres, mais aussi pour soi-même ? PATRICE HUERRE : Oui, mais là il faut sans doute invoquer aussi un autre phénomène. C'est que notre société est non seulement sans guerre et désormais dépourvue de modèle éducatif, mais aussi dépourvue de combats collectifs structurants. L'ennemi n'étant plus extérieur, l'adolescent est renvoyé à ses ennemis intérieurs. Lesquels sont d'autant plus menaçants qu'ils sont difficiles à contrer. L'adolescent ne pouvant même pas s'insurger contre les positions parentales ou des éducateurs, il risque de n'imputer qu'à lui-même la responsabilité de son échec éventuel, de sa non- insertion sociale et professionnelle, ce qui peut le mener à des conduites autodestructrices. Vous proposez d'abaisser la majorité à 15 ans. Quel est le sens de cette proposition quelque peu provocatrice ? PATRICE HUERRE :
C'est d'abord de provoquer le débat. Lancer le débat de fond qui, pour
l'instant, est esquivé. La tentation actuelle est de prendre des mesures
de plus en plus répressives à l'égard de jeunes de plus en plus jeunes
et de parents jugés défaillants. Mais au nom de quoi veut-on prendre ces
mesures ? D'un consensus mou né de cette crainte de la jeunesse qui anime
une société en désarroi. [...] |
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