École publique de Saint-Didier-sous-Riverie

Apprentissages ou croissance ?

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"Le problème de l’école, ce n’est pas les apprentissages, c’est la croissance, c’est-à-dire le développement à long terme de l’enfant." (1)  

(1) : Jacques Lévine, entretiens de Saint-Didier-sous-Riverie, août 2000.





Josselyne Annino est formatrice à l'IUFM de Lyon, responsable de la formation des enseignants spécialisés chargés de l'aide pédagogique aux élèves en difficulté (CAPSAIS option E).

Comme je suis enseignante, formatrice de surcroît, cette affirmation ne peut que m’interpeller. Bien évidemment, le problème de l’école pour moi, c’est d’abord celui des apprentissages. Pourtant, assez paradoxalement, je sais que ce que vient de dire Jacques Lévine est juste.

Les histoires de Noï, Omar et Jessica me reviennent en mémoire. Tous trois ont été mes élèves en classe de perfectionnement. Nous avions alors mobilisé tous ce que la pédagogie offrait comme perspectives de coopération, de démarche de projets et de mise en de circulation de la parole et de la pensée, pour briser la spirale de l’échec scolaire et favoriser leurs apprentissages.

Pendant de longs mois, et même plusieurs années pour Jessica, leurs progrès ont été si infimes qu’il a fallu fractionner leurs évaluations jusqu’à la plus petite unité de mesure pour les identifier. Mais nous étions dans l’enseignement spécialisé, donc dispensés d’une obligation de résultats, et nous avons fait confiance à ces enfants et misé sur le temps. Nous avons continué, au quotidien, de diversifier leurs activités et de solliciter leur participation. Nous avons rêvé avec eux de ce qu’ils pourraient faire et de ce que les autres ne pourraient plus leur faire, le jour où ils seraient suffisamment autonomes. Les écrits maladroits ont succédé aux opérations fausses, et les nouvelles productions aux corrections.


Josselyne Annino et Jacques Lévine au centre Georges Pompidou

Je ne sais toujours pas comment Noï a soudain réussi, en trois mois, à intégrer le programme du CP et du CE1 (2), ni où Omar a finalement appris à résoudre les problèmes et vérifier les opérations. Mais j’ai fini par admettre que Jessica ne puisse lire que les écrits mettant en jeu ses affects, et que la richesse de son imagination méritait bien la présence d’un scripteur à ses côtés…

(2) : Noï a réintégré le cycle ordinaire en CE2, avec deux années de retard. Depuis elle a poursuivi normalement ses études au collège et au lycée.

Pour Noï, Omar et Jessica nous avions effectivement fait le choix de leur développement à long terme, mais pour que nous nous autorisions cette décision, il avait d’abord fallu que nous renoncions à considérer que le problème des apprentissages, et des résultats scolaires, était premier. Alors seulement, nous avons levé la pression que l’on exerçait sur eux et nous avons été capables de recevoir ce qu’ils avaient à nous offrir. Sans cette prise en considération de leur personnalité, de la diversité de leurs intelligences et de leurs ressources, ils n’auraient sans doute jamais réussi à apprendre.

En repensant à ces événements, il me semble que l’on ne peut pas réduire leur analyse à la simple dichotomie développement/apprentissage. Je ne vois pas non plus ce que nous aurions à gagner en réinterprétant pour la énième fois les théories de Piaget et Vigotski.  En revanche, j’aimerais essayer de repenser cette situation en introduisant dans l’analyse la dimension du temps et de l’espace, et il ne s’agit pas là d’une simple métaphore pour signifier mon besoin de prendre de la distance…

En fait, je m’interroge aujourd’hui sur l’influence que peut avoir le rapport personnel que les enseignants entretiennent avec la vie sur la réussite scolaire des élèves et sur le développement personnel des enfants.

Développement comme finalité à participation des élèves aux activités / productions personnelles à mise en évidence des progrès à estime de soi / plaisir de travailler à apprentissage effectif à développement personnel

Il semble, en effet, qu’il ne soit possible de considérer le développement de l’enfant comme une finalité de l’école qu’à condition de s’inscrire dans la durée, de considérer le passé et l’avenir de la personne autant que le présent de l’élève, et d’accueillir l’enfant appartenant à une famille autant que l’adulte en devenir.

Cette approche est-elle le privilège des enseignants qui s’intéressent plus à l’évolution de notre société qu’à sa reproduction ? Ou bien est-elle le signe d’un engagement personnel dans une dynamique de changement, d’un projet professionnel toujours en évolution ?

En tout cas, je constate que les enseignants qui sont eux-mêmes en recherche et ont un projet professionnel fort, entretiennent une relation pédagogique sereine avec leur classe. Peut-être sont-ils plus respectueux des personnalités ? Plus attentifs à la participation et aux progrès de chacun qu’aux difficultés rencontrées ? De fait, leurs exigences en matière de travail sont vécues par les élèves comme autant de défis à relever et non comme des épreuves inévitables. Les conditions favorables à l’apprentissage sont ainsi réunies, qui permettront, à terme, l’apprentissage et le développement de l’enfant.

Apprentissage comme finalité à consommation de savoir / productions scolaires à résultats justes ou faux à renforcement des facilités ou difficultés d’apprentissage à réussite scolaire immédiate ou échec définitif

À l’inverse, lorsque les enseignants considèrent l’apprentissage comme une fin en soi, ils entretiennent la réciprocité entre leur enseignement et les connaissances acquises par les élèves. L’attention et l’intérêt qu’ils portent aux résultats confortent les élèves et leurs familles dans l’idée que les bons élèves sont ceux qui en savent le plus et non ceux qui progressent le plus. Quel intérêt il aurait-il alors, pour l’élève en difficulté, à fournir un effort conséquent si au bout du compte on méconnaît son mérite ?

Dès lors, l’école devient avant tout le lieu où l’évaluation stigmatise les réussites et les difficultés : ceux qui arrivent avec un bagage intellectuel et culturel suffisant en sauront un peu plus à la sortie ; les autres quitteront l’école aussi démunis qu’à leur arrivée.

 

Favoriser le développement de l’enfant.

Lorsque l’enseignant pense en terme de développement de l’enfant et inscrit son enseignement dans la durée, il organise l’espace scolaire comme lieu d’exploration et de relations. L’enfant se trouve alors confronté à un univers scolaire accueillant et varié. Les caractéristiques de l’environnement physique (implantation géographique de l’école, organisation spatiale de l’école et de la classe) sont exploitées à des fins sociales (se positionner et interagir).

Dans cette logique, le cadre pré-établi par l’enseignant pour organiser les relations et le travail est complexe, parfois mystérieux (3), voire parsemé d’obstacles. Il invite à la rencontre et à l’action mais garantit aussi les territoires privés (4). La curiosité de l’enfant, son sens de l’observation et sa capacité à s’inscrire de façon dynamique dans l’espace collectif sont alors valorisés. 

(3) : voir par exemple l'étude des pelotes de réjection

 

(4) : Alternance de travail individuel et de travaux de groupe, valorisation des productions personnelles effectuées au sein de l’école ou à l’extérieur.

Bref, la scolarité est ici conçue comme une quête initiatique dont le but ultime est de conquérir le savoir. La répartition des rôles et le scénario sont clairs, du moins pour les acteurs ! (5) L’enseignant est le maître du jeu et il doit, à ce titre, garantir l’égalité des chances et la justice des situations. Il n’a pas à faire alliance ou contre-alliance avec qui que ce soit. Les élèves, quel que soit leur âge et leur personnalité, jouent leur propre rôle et ont l’initiative de leurs choix et de leurs performances. Ils savent que plus ils feront alliance entre eux et plus ils seront solidaires face aux obstacles, plus ils progresseront vite dans leurs parcours.

(5) : Cette situation reste souvent obscure et inintelligible pour les parents d’élèves et les professionnels de l’éducation non formés à ces pratiques.

 

Quand la classe et l’école sont ainsi sécurisées par le cadre établit, les étrangers ne constituent plus une menace. Les familles, les intervenants extérieurs ou les visiteurs de passage trouvent rapidement leur place et deviennent autant de ressources.

Le leurre de la réussite.

En revanche, quand l’enseignant est dans l’attente de résultats immédiats et se fixe comme ultime objectif la réussite scolaire de tous ses élèves, il crée un sentiment d’insécurité peut favorable à l’exploration et à la prise de risque. Combien d’élèves peuvent en effet, s’engager dans une tâche avec l’assurance de leur réussite ?

L’attentisme devient alors la règle. Les relations élèves/maître se développent au détriment des interactions entre pairs. L’espace de travail privilégié se réduit à celui d’une page, d’une feuille annotée volant de cartable en cartables.

L’enfant comprend qu’on attend de lui qu’il reproduise à l’identique, dans cet espace et avec soin, ce que d’autres élèves ont déjà réussi ou échoué avant lui. La réussite scolaire dépend ici de la capacité de l’élève à effectuer un repli stratégique dans l’ici et le maintenant, sur un objet d’étude isolé et décontextualisé. Le "bon" élève sera conforme ou ne saura pas.

Dans cette conception, que l’on peut qualifier d’alimentaire, le rôle de l’enseignant est de bien nourrir ses élèves. Les élèves n’ont plus alors qu’à digérer leur nourriture spirituelle et à la restituer convenablement lors des diverses évaluations. L’enseignant bienveillant peut choisir les mets avec attention, avoir le souci de varier les menus et même de les personnaliser en fonction des besoins de l’enfant. Il n’en demeure pas moins que l’enfant anorexique comme l’enfant boulimique continueront de mettre en danger leur développement.

L’enseignant n’a alors comme seul recours, que l’appel aux spécialistes ou la mise en accusation des familles…

Josselyne Annino

 

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